Le commerce international favorise-t-il le développement durable ?

06 décembre 2021

 

Adzopé, Côte d’Ivoire. A l’occasion du séminaire des réseaux nationaux de producteur·rice·s de commerce équitable dans le cadre du programme Équité, José Tissier, président de Commerce Équitable France, s’est exprimé lors de la table ronde « Pourquoi le commerce mondial et l’organisation actuelle des chaînes de valeur ne contribuent pas au développement durable des pays du Sud ? ». Voici la retranscription de son intervention.

 

 

Pourquoi le commerce mondial et l’organisation actuelle des chaînes de valeur ne contribuent pas au développement durable des pays du Sud ?

 

Allocution de José Tissier, président de Commerce Équitable France :

 

Avant de répondre à la question, je souhaite préciser qu’en tant qu’agronome ou agroéconomiste, je me suis d’abord intéressé aux aspects techniques et économiques de la fonction de production, à l’origine de la création de richesses (la valeur ajoutée des économistes) et sur l’environnement général de celle-ci (notamment l’environnement naturel), qui la conditionne. Mais assez vite, en m’interrogeant sur la répartition de cette richesse créée entre les différents agents économiques, je me suis intéressé progressivement à la fonction commerciale, qui traduit largement l’état des rapports de pouvoir à l’intérieur des filières et entre les pays.

 

L’argumentaire que je vais développer dans mon intervention emprunte largement au dernier livre de François Collart Dutilleul 1 , que nous avons invité à nos dernières Assises et que je remercie ici. 

 

J’ai toujours été surpris par les discours éminemment positifs que l’on pouvait lire sur le commerce, notamment le commerce international : « Le doux commerce » de Montesquieu, considéré comme facteur de paix, à l’époque des Lumières mais aussi à l’époque du sinistre commerce triangulaire, puis plus près de nous, avec l’entrée de la Chine à l’OMC (il y a déjà vingt ans), le commerce devenu cheval de Troie de la démocratie en pourvoyant des canettes de Coca-Cola… Et depuis des décennies, toujours le même discours récurrent 2  des grandes organisations internationales, Banque Mondiale, FMI ou OMC, sur le commerce comme facteur de croissance, la croissance économique étant censée à elle seule entraîner le développement des sociétés…

 

La question de la contribution du commerce international au développement se pose donc depuis toujours. Quand je suis arrivé au Cameroun en 1993, les représentants des organisations citées ci-dessus développaient un discours simpliste pro-marché et concentraient leurs efforts à démonter tout ce qui ressemblait peu ou prou à des tentatives de régulation des échanges internationaux (par exemple mise au rencart des accords internationaux du café de 1963 ou du cacao de 1973) et à remettre en cause toute volonté politique de mettre en place des politiques publiques fortes (mise en place des Plans dits d’Ajustement Structurel déclinés en autant de Plans d’Ajustement Sectoriels comprenant notamment des programmes de privatisation des sociétés publiques de développement, programmes d’autant plus faciles à légitimer que les activités de ces entreprises avaient souvent été détournées et mises au service d’intérêts particuliers). 

 

Que s’est-il donc passé depuis lors dans ces dernières décennies ?

 

Même si cela lui a été imposé, l’Afrique s’est largement ouverte aux échanges internationaux. Avec la réduction des coûts des transports internationaux (porte-conteneurs et commercialisation en vrac), l’essor des télécommunications puis de l’internet, la libéralisation des mouvements de capitaux, la baisse des protections tarifaires, les mouvements de marchandises (réels ou virtuels) se sont multipliés, les chaines de production se sont fragmentées et les filières se sont internationalisées.

 

Certains – les mêmes ? 3 – veulent y voir pour l’Afrique l’opportunité de s’intégrer à l’économie mondiale. D’autres veulent voir une nouvelle attractivité de l’Afrique qui, bénéficiant des importations de biens d’équipement à bas prix en provenance des pays émergents, pourrait alors s’insérer dans les chaînes de valeur mondiale, la position géographique ayant perdu de son importance avec la fluidité permise par des transports internationaux de moins en moins coûteux et des technologies de l’information toujours plus performantes. 

 

Pourtant, pour ne prendre qu’un exemple, près de 30 ans plus tard, le Cameroun qui a pourtant joué « les bons élèves » en signant l’un des premiers les Accords de Partenariat Economique APE avec l’Union Européenne, vient d’en activer la clause de sauvegarde… et semble se ranger du côté de ceux qui en Afrique considèrent qu’il faut « en finir avec la comédie de l’échange libre et sans entraves 5 ».

 

Et pourtant, la situation alimentaire reste largement inacceptable : jusqu’à 811 millions de personnes 6, soit près de 10 % de la population mondiale, est considérée en 2020 en situation de sous-alimentation (21% en Afrique). Les « nations unies » sont donc loin d’être à même d’honorer leurs engagements internationaux pour éradiquer la faim à l’horizon 2030. Et cela sans compter que près de 3 milliards de personnes n’ont pas accès à un régime alimentaire sain et équilibré et sont exposées à des maladies nutritionnelles. L’humanité est aujourd’hui confrontée à des défis immenses (récents mais tout de même documentés depuis plusieurs décennies), comme le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité, l’épuisement des ressources naturelles, sans parler du défi démocratique et in fine du défi de la paix mondiale. Et sur toutes ces questions, il semble bien que le commerce international soit sourd et aveugle quand il ne contribue pas à l’aggravation des problèmes plutôt qu’à leur résolution.

 

Enfin, la crise économique provoquée par la crise sanitaire due à la pandémie a montré les limites parfois rédhibitoires de la dépendance au marché international pour les biens fondamentaux.

 

Sans pour autant adopter un discours simpliste anti-mondialisation, il est difficile dans ces conditions de ne pas répondre spontanément non à la question posée… Non, le commerce international – en tout cas le commerce international, tel que pratiqué aujourd’hui dans le monde – ne facilite pas le développement des sociétés ni a fortiori leur développement durable. 

 

Cela n’est d’ailleurs guère étonnant et ce pour une raison simple :

 

La finalité du commerce international n’est pas le développement des sociétés mais l’augmentation du profit des actionnaires des entreprises leaders du secteur. 

 

Elle s’appuie sur des principes idéologiques forts que ces entreprises ont réussi à imposer sur tous les continents :

 

  • La primauté des échanges internationaux sur le reste (par exemple la convention cadre de l’ONU sur le Climat prévoit que sa mise en œuvre ne doit pas restreindre le commerce international)

 

  • Le contrôle des pays pauvres (heureusement de moins en moins facile aujourd’hui!) par les grandes organisations internationales du consensus (néolibéral) de Washington, qu’auront permis – après les premières décennies suivant les Indépendances – les Plans d’Ajustement Structurel 

 

  • La supériorité du droit de propriété privée (matérielle ou immatérielle)

 

  • Le refus d’un droit international de la concurrence et d’une façon générale de toute initiative de régulation des échanges internationaux (l’OMC – dont les volontés de régulation sont tout de même ténues – est moribonde et ne semble pas intéresser plus le Président Biden que son prédécesseur)

 

Mondialisation et libre-échange sont ainsi toujours les deux totems du commerce international.

 

Des « lois » contestables et heureusement contestées justifient ces principes :

 

  • La loi du marché ou loi de l’offre et de la demande, qui est présentée soit comme une loi de la nature 7, soit comme une loi scientifique 8.

 

  • La loi des avantages comparatifs relatifs, qui incitent les pays à se spécialiser dans le ou les secteur(s) où ils obtiennent les productivités les plus favorables ou les moins défavorables, en comptant sur le commerce international pour satisfaire leurs besoins non couverts nationalement : cette référence est toujours mise en avant 9, inscrivant ces fameux avantages comparatifs comme des éléments naturels, immuables, alors même qu’il s’agit le plus souvent d’avantages historiquement constitués par des politiques publiques volontaristes et dynamiques 10, marquées souvent par une alternance entre des périodes d’ouverture commerciale et des périodes de protection douanière… Cette référence contribue largement à justifier une division mondiale du travail, figée, largement contraire aux intérêts des « pays les moins avancés » fournisseurs de biens primaires agricoles ou miniers contre des biens manufacturés et contribuant à perpétuer ce qu’on appelait « l’échange colonial ».

 

Mais le plus remarquable est de constater qu’en pratique ces lois sont largement contournées par leurs promoteurs et que la concurrence est dans les faits largement faussée.

 

De nombreux dysfonctionnements du côté de l’offre interdisent l’existence du marché pleinement concurrentiel, sur lequel raisonnent les économistes libéraux.

 

Dans le secteur agroalimentaire par exemple, les filières ou chaînes de valeur internationales sont constituées d’acteurs très différents et leurs relations de pouvoir très asymétriques. En fait, les filières sont largement dominées par quelques grandes entreprises multinationales ; les nombreux producteurs agricoles (1,5 milliards de personnes) sont confrontés en amont à quelques grandes multinationales, fournisseurs d’intrants 11  en situation d’oligopole, et en aval à quelques grandes multinationales, négociants 12 en situation d’oligopsone.

 

A l’intérieur même de leur groupe, les producteurs se trouvent dans des situations extrêmement inégales 13 (accès au foncier, accès au capital, accès à la formation et à l’information…). Ils seront pourtant confrontés sur le même marché à un même prix de base… Ainsi, quand le producteur burkinabé cultive avec sa daba 1 ha de mil et produit 1 tonne de céréales à l’hectare, dans le même temps le céréaliculteur américain ou ukrainien cultive seul avec ses nombreux équipements moto-mécanisés 200 ha et produit 10 tonnes de céréales à l’hectare. Même en considérant que la moitié de la production brute de ce dernier sert à financer les consommations intermédiaires, la productivité du travail de ces deux céréaliers est dans un rapport de 1 à 1000 14.

 

Enfin, à l’autre bout de la chaîne, la fonction de distribution se concentre également de plus en plus avec l’apparition de la grande distribution, puis de l’hyper-distribution 15.

 

Cette libre expression de l’offre est en outre perturbée par :

 

  • Les subventions publiques, qui ne sont pas en soi illégitimes, peuvent conduire dans certaines situations à une distorsion de concurrence et même parfois à des effets dépressifs sur le montant des cours mondiaux. Elles sont le plus souvent le fait des pays riches. L’exemple du coton l’illustre largement 16. Malgré la plainte du Brésil auprès de l’OMC et l’initiative des quatre pays africains 17, initiative largement soutenue et accompagnée par les producteurs africains 18, pour une résolution à l’amiable du problème posé par les subventions américaines et européennes à leurs producteurs, la situation n’a pratiquement pas évoluée, les pays riches se contentant de répéter, année après année, leur engagement de 2005 pour «résoudre le problème de façon ambitieuse, rapide et spécifique ». Les pays riches se montrent ainsi plus libéraux pour les autres que pour eux-mêmes !

 

  • La spéculation sur les matières premières agricoles avec les techniques les plus sophistiquées de « trading de haute fréquence », rendues aujourd’hui possibles par le progrès des techniques de communication, ne vit et ne fait prospérer les spéculateurs que dans le cadre de marchés volatils, alors même que ceux-ci pénalisent à la fois les producteurs 19 et les consommateurs.

 

Mais on retrouve également de nombreux dysfonctionnements du côté de la demande :

 

Personne ne peut décider d’arrêter de se nourrir si les prix des produits alimentaires s’envolent. L’élasticité prix de la demande en produits alimentaires est ainsi très faible, ce qui empêche les ajustements promis par la loi de l’offre et de la demande.

 

Mais surtout, la loi du marché ne permet pas de satisfaire la demande alimentaire d’une personne pauvre, qui ne serait pas solvable, alors même qu’il s’agit d’un besoin vital. La confrontation de l’offre et de la demande (solvable), est ainsi incapable de permettre l’adéquation entre les ressources alimentaires disponibles et les besoins vitaux des populations, d’où le désordre alimentaire actuel décrit précédemment.

 

En outre, cette logique de marché avec les perspectives de profit qu’elle autorise, pousse certains individus, certaines entreprises, certains Etats à chercher à s’approprier de façon privative les ressources naturelles que représentent le foncier 20, l’eau et d’une façon générale le vivant 21. Avec ce que cela représente en termes d’exclusion ou de dépossession des millions de paysannes/paysans dans le monde et d’une façon plus générale en termes de dépendance pour leur alimentation des populations du monde à quelques grandes entreprises multinationales.

 

En première conclusion, arnaque et hypocrisie sont bien les deux termes qui s’appliquent aux partisans de la primauté du marché et du commerce international sur le reste.

 

Contrairement à ce qu’ils prétendent, les défenseurs du marché ne portent ni les valeurs de la liberté, ni celle de la responsabilité, ni celle de l’égalité. Le marché ne porte pas les valeurs de liberté, puisqu’il ne s’intéresse qu’à la liberté d’entreprendre et à la liberté de circuler pour les marchandises et les capitaux, à l’exclusion de celle des personnes… Il ne porte pas non plus les valeurs de responsabilité, puisqu’il ne se sent concerné ni par les situations de pauvreté ou même de famine, ni dans un autre domaine par le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité ou la raréfaction des ressources naturelles… Enfin, il ne porte pas les valeurs d’égalité puisque la concurrence est structurellement faussée.

 

Cette conclusion n’est pas pour surprendre ;  deux exemples l’illustrent bien :

 

La négociation des Accords de Partenariat Economique 22 entre l’Union Européenne et l’Afrique, qui traitent des échanges commerciaux entre les deux entités, est menée du côté européen par la Direction Générale du Commerce sans implication forte de la Direction Générale du Développement.

 

L’objectif principal de l’OMC est de faciliter autant que possible « la bonne marche, la prévisibilité et la liberté des échanges de marchandises et de services », à l’exclusion à nouveau bien sûr des personnes physiques. Le préambule de sa charte de Marrakech en 1994 fait bien sûr référence au développement durable comme une préoccupation parallèle (secondaire ?) 23, mais cela n’est pas très convaincant.  L’objectif en reste bien « la réduction substantielle des tarifs douaniers et des autres obstacles au commerce et à l’élimination des discriminations dans les relations commerciales internationales. ».

 

L’OMC est indépendante de l’ONU et n’est pas engagée par les objectifs de celle-ci en matière de droits humains ou de développement durable (les ODD). L’OMC attend seulement des Etats qu’ils garantissent la concurrence dans les échanges internationaux. Le paradoxe pourtant est que – dans l’exemple du coton – l’essentiel des réponses apportées par l’OMC aux pays producteurs africains, qui prenaient au mot le libéralisme des pays riches, a consisté en des aides pour le commerce ou de l’assistance technique au commerce, dans une logique inversée Aid and not Trade.

 

Heureusement que le commerce international n’est pas finalement la condition du développement durable, car les données concernant l’Afrique aujourd’hui – pourtant de plus en plus ouverte à l’extérieur – apparaîtraient bien désespérantes.

 

Selon l’OMC, l’Afrique – dans son ensemble – représente sur la période 2005-2019  environ 3% du commerce mondial (importations + exportations) et son poids n’a pas retrouvé l’importance relative, pourtant modeste, qu’il avait au début des années 80 24. Certains observateurs parlent ainsi de la marginalisation commerciale de l’Afrique.

 

Le profil de ses exportations demeure fondé sur les produits primaires issus de l’agriculture et de la forêt (15% en 2018) et surtout des mines et de l’extraction pétrolière (57% en 2018). Pour de nombreux pays, les trois quarts des exportations reposent seulement sur un ou deux produits.

 

Les produits manufacturés, qui représentent 28% du total des exportations, sont principalement dirigés sur le continent africain.

 

Contrairement aux promesses de la loi des avantages comparatifs, rares sont les pays africains 25 qui ont pu – à partir au départ d’une production spécialisée – accumuler suffisamment de capital pour construire une économie développée et diversifiée.

 

Au total, le commerce intra-africain ne représente d’ailleurs que 15% du total du commerce international africain, de nombreux obstacles n’ayant toujours pas été levés (faiblesse des infrastructures de transport, coûts administratifs formels et « informels »).

 

Les choses auraient pu pourtant se passer différemment 26

 

Au sortir de la seconde guerre mondiale, les pays réunis par Roosevelt ont en effet préparé alors les Accords de La Havane signés en 1948. Deux catégories de produits étaient alors distingués, les produits dits ordinaires, soumis aux conditions du libre-échange, et les produits dits de base, issus de l’agriculture, de la pêche, de la forêt et du sous-sol, qui seraient l’objet d’une coopération internationale ultérieure à préciser.

 

Cette coopération aurait comme finalités, le maintien d’un équilibre entre production et consommation, le plein emploi,  la stabilité des prix, des prix équitables pour les consommateurs et rémunérateurs pour les producteurs, la conservation des ressources naturelles et la capacité de remédier aux situations de crise pour assurer la sécurité alimentaire…

 

Nous n’étions pas loin alors du principe d’une exception pour le secteur alimentaire, analogue à ce qui a été reconnu sur le plan international au secteur culturel. Cette double exception au libre-échange et à la mondialisation aurait alors été propice au développement durable.

 

Un développement durable dans lequel la dimension économique ne serait pas d’ailleurs sur le même plan que les dimensions sociale et environnementale (et culturelle), mais à leur service, la prospérité économique n‘étant au fond qu’un moyen d’assurer les finalités que représentent le bien-être social (qui passe par l’équité), la pérennité du vivant (qui passe par celle des écosystèmes) et l’épanouissement culturel.

 

Suite à un changement politique à Washington, l’accord signé n’a pas été ratifié par ses promoteurs et les pays en ont abandonné les acquis pour mettre en place les accords du GATT puis plus tard l’OMC.

 

Mais a contrario, comme le négatif d’une photographie, on comprend que dans sa nouvelle approche les objectifs assignés au commerce international ne sont donc pas ceux du développement durable.

 

Pascal Lamy 27, ancien directeur de l’OMC, explique ainsi que « le Bien Être social n’est pas considéré comme un bien public mondial » et que l’OMC ne peut espérer régler en son sein ce que l’organisation dédiée, l’OIT, l’Organisation Internationale du Travail, n’arrive pas à faire.

 

Quant aux questions environnementales (climat, biodiversité, ressources naturelles), elles n’apparaissent pas encore légitimes au sein de l’OMC. Les tentatives pour introduire d’éventuelles clauses spécifiques sont généralement dénoncées comme autant de manœuvres protectionnistes déguisées qu’il faut bannir comme mesures non-tarifaires constituant des entraves au libre-échange et qu’il convient le cas échéant d’attaquer devant des tribunaux 28 ad hoc.

 

En réalité, le commerce international est souvent même antagonique du développement durable dans ses dimensions notamment sociales et environnementales, sur lesquelles je ne m’étendrais pas. Je me contenterais de signaler qu’il pousse – par exemple dans le secteur agricole – les exploitations agricoles, les territoires, les pays vers la spécialisation et l’artificialisation de leurs modèles de production, alors même que les principes de diversification, de complémentarité entre cultures, entre agriculture et élevage sont à la base de l’agroécologie, l’un des fondements du développement durable.

 

Le commerce international ne se préoccupe de toute façon ni des territoires ni des populations qui y vivent. Il se préoccupe des produits. Les conséquences directes ou indirectes du commerce international sur les marchés domestiques ne sont jamais prises en compte par les thuriféraires du marché et notamment leurs aspects destructeurs, qu’illustre l’effondrement de la production avicole au Cameroun ou le blocage du développement de la production laitière en Côte d’Ivoire.

 

A ce stade, après avoir présenté un tableau très négatif du commerce international au regard des objectifs du développement durable, il pourrait apparaître vain de continuer à s’y intéresser. 

 

Mais les critiques précédentes portent sur le commerce international tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Et le principe de réalité implique de toute façon de prendre acte de son existence.

 

Dans certains cas, le commerce international permet la dissémination d’innovations de haute technologie, bénéfiques parfois pour l’ensemble des populations et qui sont souvent elles-mêmes le produit d’interactions nombreuses et d’échanges internationaux multiples entre acteurs économiques.

 

L’exemple de la vaccination contre la Covid-19 illustre à la fois le rôle du commerce international (rendre accessible la vaccination aux pays non-producteurs de vaccins…) mais aussi bien sûr ses limites (géré comme un bien ordinaire, le vaccin n’est pas accessible en quantité suffisante dans tous les pays, les moins riches ne pouvant suivre la surenchère des plus riches dans la commande des doses)…

 

A contrario, une relocalisation systématique présenterait de nombreux inconvénients pour les territoires concernés :

 

  • Risque d’accroissement des inégalités entre les territoires aptes à produire la quasi-totalité des biens nécessaires pour couvrir leurs besoins et les territoires qui ne le pourraient pas, avec en situation extrême le risque d’accroitre l’insécurité alimentaire des territoires les moins productifs.

 

  • Même dans les territoires les mieux placés en termes de capacité de production diversifiée, une planification forte est nécessaire pour garantir que toute la palette des biens sera effectivement produite dans le territoire, ce qui pourrait empiéter sur la liberté des personnes et sur la démocratie.

 

Entre protectionnisme non coopératif et libre-échange non encadré, une voie peut être trouvée, du côté du commerce équitable, avec son double objectif de changement vers la transition sociale et vers la transition écologique et ses actions d’appui aux organisations paysannes démocratiques et d’appui au renforcement de filières transparentes équilibrées.

 

Ce qui n’empêche pas le besoin de politiques publiques cohérentes. L’efficacité des politiques commerciales (restriction d’accès des produits extérieurs – à certaines périodes, pour certains produits, mise en place de quotas ou de barrières douanières…) est d’autant meilleure qu’elle est accompagnée par des politiques agricoles de soutien aux producteurs (pour faciliter l’accès aux intrants, au matériel et à l’équipement, au crédit, à la formation et information…). 

 

L’exemple de la production de pommes de terre dans le Fouta Djalon en Guinée illustre largement les avantages d’une politique commerciale souveraine et inspirée par les acteurs nationaux 29 (fermeture annuelle des frontières aux pommes de terre d’importation pendant les cinq mois de disponibilité sur les marchés domestiques des pommes de terre du pays) renforcée par une politique d’appui aux producteurs agricoles : la production nationale est ainsi passée en vingt ans de 200 tonnes en 1992 à plus de 35 000 tonnes, alors que la mesure de protection mise en place en 1992 a été levée en 1998. Elle en illustre aussi les vicissitudes. Aujourd’hui en effet, une partie de la production est exportée, ce qui paradoxalement a rendu la filière plus sensible aux mesures de restriction imposées par la pandémie du coronavirus…

 

On pourrait raconter des histoires similaires avec la production avicole au Cameroun, la production d’oignons au Sénégal ou encore la production de lait au Kenya…

 

L’importance de construire un espace régional africain qui se protège et joue les complémentarités internes est de plus en plus reconnue. L’Afrique de l’Ouest y travaille depuis plusieurs décennies avec les projets de l’UEMOA et de la CEDEAO 30. L’Union Africaine s’est également emparé du sujet avec la création à partir du 1 janvier 2021 au niveau du continent entier du projet (aux résultats encore incertains) de zone de libre-échange continentale africaine ZLECA…

 

Nul doute que la promotion, en Afrique, du commerce équitable viendrait soutenir ces politiques publiques et contribuerait progressivement à mettre plus d’équité dans le commerce international et partant faciliterait un développement durable pour le continent.

 

José TISSIER

Président de Commerce Équitable France

6 décembre 2021

 

 

Notes et références

  1.  « Nourrir, quand la démocratie alimentaire passe à table » François Collart Dutilleul, Editions Les Liens qui Libèrent 2021

  2.  Dans le document de l’OMC « Strengthening Africa’s capacity to trade », publié en 2021, on peut lire : « Trade leads to both static and dynamic economy gains for the countries that engage in it.”

  3.  « The freer flow of goods and ideas… has resulted in the creation of regional and global value chains, changing the face of production and trade. This has important implications to African countries, which can now integrate into global markets by exporting just one part or component of a product, and do not need to develop the industrial base required to manufacture the finished products.” ibid

  4.  « L’intégration de l’Afrique dans le commerce international » par Arnaud Bourgain, Jean Brot et Hubert Gérardin – Paris, Karthala, 2014

  5.  Pour reprendre le titre d’un article de Jeune Afrique du 10 septembre 2021 :

  6.  La pandémie a largement accentué le phénomène, puisqu’en un an, 181 millions de personnes supplémentaires souffrent de la faim.

  7.  Alors que les êtres vivants développent entre eux au moins autant de relations de coopération que de relations de compétition ;

  8.  “L’économie n’est pas une science dans le sens où elle ne peut fournir des lois universelles et objectives expliquant le fonctionnement des économies en tout point de l’espace et du temps. » : entretien avec l’économiste François Bourguignon, propos recueillis par Christian Chavagneux in L’économie politique 2012/3 (n°55)

  9.  « The static gains derive from the countries being able to specialize in the traded goods and services that they produce with the greatest efficiency. This maximizes sustainable production in-country and at a global level, while also benefitting consumers worldwide, as the latter can thereby obtain the best-value, lowest-cost products and services.” Voir le document de l’OMC « Strengthening Africa’s capacity to trade » déjà cite;

  10.  L’histoire économique regorge d’exemples. Dans l’histoire récente, nous pouvons citer les « dragons asiatiques » qui ont assuré leur développement sur une utilisation différenciée des protections douanières selon le secteur considéré et la période, ou bien sûr l’Union Européenne qui, avant d’enfourcher les dogmes du libéralisme économique, a longtemps mis en œuvre des politiques publiques protectrices comme la politique agricole commune…

  11.  Le secteur des pesticides, par exemple, est extrêmement concentré au niveau mondial avec les groupes Bayer/Monsanto, Chem’China/Syngenta/Sinochem, DowDuPont et BASF;

  12.  Par exemple la bande des quatre ABCD, avec ADM, Bunge, Cargill et Dreyfus, qui contrôlent le marché mondial du blé, du maïs, du soja et de la farine ;

  13.  Voir les travaux de Marcel Mazoyer, par exemple « Une situation agricole mondiale insoutenable, ses causes et les moyens d’y remédier » in Mondes en Développement 2002 Tome 30,

  14.  Au Burkina 1 ha X 1 T/ha = 1 T, si l’on considère que les consommations intermédiaires sont négligeables, la valeur ajoutée correspond ici à une tonne de céréales par an. Aux USA 200 ha X 10 T = 2000 T, si l’on évalue les consommations intermédiaires à l’équivalent de 5 T/ha, il reste une valeur ajoutée correspondant à 1000 tonnes par an.

  15.  Le groupe Walmart génère un chiffre d’affaires de plus de 500 milliards US$ !

  16.  L’effet dépressif des subventions sur les cours mondiaux est évalué à 10%.

  17.  Bénin, Burkina-Faso, Mali et Tchad ;

  18.  APROCA présidé alors par François Traoré ;

  19.  dont ils découragent les investissements en ne leur donnant aucune visibilité à terme ;

  20.  Les phénomènes d’accaparement de terres sont devenus de plus en plus visibles depuis la crise de 2008.

  21.  Voir l’emprise croissante des grandes multinationales sur les semences agricoles, à laquelle tente de faire face en Afrique la Coalition pour la Protection du Patrimoine Génétique Africain COPAGEN ;

  22.  Les accords commerciaux précédents entre l’Union Européenne et l’Afrique considérés comme non-conformes aux principes de l’OMC ont dû être révisés. 

  23.  « … tout en permettant l’utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l’objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l’environnement… » in charte de l’OMC 1994

  24.  De 1970 à 2000, la part de l’Afrique dans le commerce mondial a chuté de 4% à 1,5%. Après un léger rebond au début du siècle, le niveau stagne en dessous des 3% (3% et 2,4% respectivement des importations et des exportations mondiales en 2019, dernière année avant la Covid, qui a beaucoup pénalisé l’économie du continent.

  25.  Botswana avec le diamant et Maurice avec le sucre :

  26.  Cf. F. Collart Dutilleul, « La charte de La Havane, Pour une autre mondialisation », ed. Dalloz, tiré à part, 2017

  27.  Cf. interview dans Libération du 2 décembre 2021 ;

  28.  Des tribunaux d’arbitrage susceptibles de condamner un Etat – pourtant souverain – désireux par exemple de bannir l’utilisation de telle matière active réputée cancérigène, au motif que cette décision pénaliserait le plan d’affaires de l’entreprise du secteur des pesticides, qui a investi dans cette production

  29.  Notamment la Fédération des Producteurs du Fouta Djalon FPFD, présidée alors par M. Moussa Para Diallo ;

  30.  Voir en particulier la politique agricole de la CEDEAO ou ECOWAP, malheureusement contredite par l’adoption d’un Tarif Extérieur Commun TEC, sans doute insuffisant pour soutenir la promotion des filières agricoles de la sous-région